Précarité énergétique : combien de personnes peinent à chauffer leur logement ?

Selon l’Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE), 6,7 millions de Français dépensent plus de 8 % de leurs revenus dans l’énergie.

Calfeutrer portes et fenêtres, dormir en manteau et bonnet, vivre dans une seule pièce l’hiver, s’endetter pour payer les factures de gaz ou de fioul… De nombreux Français éprouvent des difficultés à chauffer leur logement, encore accrues durant les épisodes de froid intense. Ils souffrent de « précarité énergétique », une situation mesurée par un observatoire national, qui a publié son tableau de bord annuel jeudi 22 novembre.

D’où vient la notion de « précarité énergétique » ?

La pauvreté et l’accès à un logement décent font partie depuis longtemps des politiques publiques, mais la question de l’énergie est plus récente. La notion de « fuel poverty », c’est-à-dire la difficulté pour les plus pauvres à payer leurs factures d’énergie et à satisfaire leurs besoins de chauffage, a été développée au Royaume-Uni dans les années 1990, avant d’être reprise dans les années 2000 en France sous le terme de « précarité énergétique ».

Dans le cadre de la loi Grenelle II du 12 juillet 2010, une définition officielle est adoptée :

Est en situation de précarité énergétique (…) une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat.

Cette définition se concentre sur l’habitat, même si les problèmes d’accès à l’énergie existent aussi au niveau de la mobilité (difficulté à payer l’essence de sa voiture pour aller travailler, par exemple).

Quels sont les indicateurs ?

L’Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) a été créé, sous l’égide de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, pour mesurer ce phénomène, qu’il tente d’appréhender à partir de plusieurs indicateurs :

  • Des factures trop élevées. Pour les personnes modestes, parmi les 30 % les plus pauvres, la barre est franchie lorsque le taux d’effort énergétique (TEE_3D), soit la part du revenu dépensé pour l’énergie du logement (électricité, gaz, fuel), dépasse 8 %. Le seuil a été modifié dans le dernier rapport de l’ONPE. Il était auparavant fixé à 10 % des revenus.
  • Des difficultés financières. Un autre indicateur plus affiné calcule le « reste à vivre », c’est-à-dire le pouvoir d’achat une fois déduites toutes les dépenses contraintes liées au logement, ce qui prend mieux en compte les difficultés des personnes qui paient un loyer élevé. Lorsque ce « reste à vivre » est inférieur à 60 % de la médiane, un ménage est en situation de « bas revenus dépenses élevées » (BRDE). Cet indicateur peut être rapporté à la composition du ménage ou à la surface du logement.
  • Un inconfort lié au froid. Les calculs liés aux factures d’énergie ne mesurent pas le nombre de personnes qui se privent de chauffage pour réduire les dépenses, quitte à vivre dans l’inconfort. Dans son enquête nationale sur le logement, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) pose des questions précises sur le froid ressenti et ses motifs : installations insuffisantes, pannes, coupures, mauvaise isolation, restrictions financières…

Combien de personnes sont-elles concernées ?

L’Observatoire national de la précarité énergétique a réalisé plusieurs rapports à partir des données de l’enquête logement de l’Insee, qui remonte à 2013. Dans son dernier tableau de bord, publié en novembre 2018, l’ONPE se base sur des estimations actualisées, qui montrent que :

  • 6,7 millions de personnes, soit 11,6 % des ménages, ont dépensé en 2017 plus de 8 % de leurs revenus pour se chauffer. Cet indicateur est en baisse par rapport à 2013 (où il était à 14,5 %), en raison d’un hiver plus clément et de la meilleure isolation des logements. En corrigeant l’effet météo, la proportion s’élèverait à 13,8 % des ménages.
  • 15 % des ménages affirment avoir souffert du froid dans leur domicile au cours de l’hiver 2017-2018, selon le baromètre Energie-info du médiateur national de l’énergie. Le plus souvent, ils évoquent des défauts d’isolation (40 %) ou un manque de chauffage (28 %).
  • 30 % des ménages (et 43 % des 18-34 ans) ont restreint le chauffage pour réduire leur facture, selon ce même baromètre.

L’Insee avait réalisé en janvier 2015 une étude sur la « vulnérabilité énergétique », plus large, incluant chauffage et mobilité, qui fixe le seuil à 8 % des dépenses pour le logement et 4,5 % pour les déplacements. Avec ces critères, 22 % des ménages sont en situation de vulnérabilité énergétique, avec une surreprésentation des habitants des zones rurales, des agriculteurs et des retraités.

En 2017, 544 000 personnes ont subi des coupures d’électricité et de gaz pour impayés, selon le rapport annuel du médiateur de l’énergie. Un chiffre en baisse par rapport à l’année précédente.

Quelles sont les conséquences ?

Comme le souligne la Fondation Abbé Pierre dans son rapport annuel, le logement est à la fois une illustration des inégalités en France et un facteur aggravant de la pauvreté. Si le mal-logement recouvre d’autres réalités – insalubrité, surpeuplement, voire absence de logement personnel –, la précarité énergétique a des conséquences directes sur les finances : les factures trop élevées réduisent drastiquement les autres postes de dépenses (alimentation, habillement, loisirs) et entraînent les ménages dans le surendettement. Une étude sociologique réalisée en 2009 montre la difficulté des arbitrages permanents des ménages concernés.

Le manque de chauffage est aussi dangereux pour la santé. D’abord, avec les dangers des systèmes d’appoint (poêles à pétrole ou à gaz, braseros, etc.), utilisés davantage lors des vagues de froid : chaque année, environ 4 000 personnes sont victimes d’intoxications au monoxyde de carbone, et une centaine de personnes en meurent.

Ensuite, le froid dans les logements, souvent associé à des problèmes de moisissures, a aussi des effets néfastes à long terme. Selon une enquête réalisée dans l’Hérault et dans la région de Douai par la Fondation Abbé Pierre, les personnes exposées à la précarité énergétique ont davantage de problèmes respiratoires ou articulaires qu’un groupe équivalent vivant dans un logement chauffé. Les symptômes visibles (sifflements respiratoires, nez qui coulent, asthme) sont plus fréquents chez les enfants. Le taux de dépression augmente en raison du manque de confort.

Au Royaume-Uni, une étude de l’organisation non gouvernementale Save the Children a montré que la précarité énergétique augmentait très significativement les comportements à risque (alcool, délinquance) chez les adolescents. Elle concluait par ailleurs qu’investir 1 livre dans la rénovation des bâtiments faisait économiser 42 pence à la Sécurité sociale.

Quelles actions sont mises en place ?

Plusieurs dispositifs existent pour limiter les effets de la précarité énergétique. Les tarifs sociaux de l’énergie ont été remplacés en 2018 par un chèque énergie, d’un montant moyen de 150 euros, qui a été envoyé à 3,6 millions de ménages. En 2019, le dispositif doit être augmenté à 200 euros en moyenne pour ces ménages et étendu à 2,2 millions de nouveaux bénéficiaires, qui devraient recevoir entre 48 et 76 euros.

D’autres organismes aident au paiement des factures d’énergie : le Fonds de solidarité pour le logement, les centres communaux et intercommunaux d’action sociale (CCAS ou CIAS), ou des associations (Croix-Rouge, etc.).

Plusieurs textes de lois ont aussi contribué à protéger les ménages modestes : une trêve hivernale des coupures d’énergie, du 1er novembre au 31 mars, sur le modèle de la trêve des expulsions, et une limitation à quatorze mois du rattrapage des factures énergétiques.

A long terme, la meilleure façon d’éradiquer la précarité énergétique reste de rénover les logements qui sont des « passoires » énergétiques. En 2012, plus de la moitié des logements étaient classés en F et G, selon les critères de diagnostic énergétique.

L’Agence nationale de l’habitat (ANAH) a développé un programme spécifique pour les ménages modestes, « Habiter mieux », qui permet de subventionner jusqu’à 50 % des travaux. Des écoprêts à taux zéro peuvent aussi être alloués. En 2017, ce dispositif a accordé une aide moyenne de 6 744 euros à des ménages très modestes.

Mais selon un sondage réalisé par le portail de conseil Quelle énergie, alors que 23 % des personnes interrogées déclarent avoir « souvent » ou « systématiquement » froid chez elles, elles ne sont que 17 % à envisager des travaux d’économie d’énergie (isolation ou changement d’appareils), et à peine 9 % parmi les locataires.

 

Anne-Aël Durand
Source : Le Monde, 23 novembre 2018